Texte Charlotte Lidon Historienne de l'Art, Paris, 2024
Entre provocation et poésie, le titre de l’installation artistique de la plasticienne M’barka Amor est à lui seul une invitation à réfléchir.
Il juxtapose deux figures féminines:
Mme Bovary d’une part, figure littéraire universellement reconnue; femme respectable ayant réussi, grâce à sa beauté, à s’élever au rang de la petite bourgeoisie malgré ses origines modestes.
Fatima d’autre part, représente les femmes arabes de France, reléguées à l’anonymat et aux stéréotypes.
Cette rencontre imaginaire donne lieu à une chronique sociale immersive et performative qui interpelle le spectateur sur des problématiques sensibles telles que les corps racisés, l'orientalisme et "déconstruire le projet civilisationnel" dixit M'barka Amor. Il y est question d’affirmation de soi, de prise de parole et d’urgence à changer notre monde hypocrite. L’artiste à travers le personnage de Fatima performe dans une lecture à voix haute les six lettres en réponse à l'invitation de Madame Bovary.
"Va ma chère !
Prends le pouvoir, ton pouvoir, ne tombe pas, ne te rétrécit pas, ne t'oublie pas, ne t'abscente pas, ne te soustrait pas.
Monte, et part à la conquête."
Née à Lyon de parents tunisiens, M’barka Amor est franco-tunisienne.
Femme engagée au verbe acerbe, elle se joue des références culturelles qu’elle distille dans son oeuvre pour mieux servir son propos. Comédienne et autodidacte d’abord, puis formée à l’École des Beaux-Arts de Lyon où elle a obtenu les félicitations du jury pour son Diplôme National Supérieur d'Expression Plastique, M’barka Amor, artiste-plasticienne chercheuse, nourrit son oeuvre de son expérience personnelle et façonne sur l’intime le socle de ce qui pourrait advenir dans sa création artistique… L’artiste nous rappelle là sa couleur de peau, ici sa chevelure crépue et la stigmatisation qui en découle. Chacun de ses corpus est documenté par de longues recherches préliminaires dans des domaines divers ayant tous un lien avec la pensée orientaliste et civilisationnel telle qu’elle s’impose aujourd’hui dans le global nord.
La politique, l'histoire, la sociologie, la médecine et la psychanalyse sont parmi ses disciplines de prédilection pour faire parler les corps et raviver les mécaniques du souvenir. Ainsi, l’ensemble de la production artistique de l’artiste propose une réflexion sur notre monde contemporain et par une mise à distance en donne une autre perspective.
Par l’intermédiaire de Fatima, de manière fluide, elle décide de prendre la parole et de faire de cette identité le point névralgique de cette œuvre profondément engagée.
L’installation se présente comme une table dressée, élégante et séduisante à première vue. Un service en porcelaine de style Watteau illustre des scènes de séduction idéalisées. Des gâteaux aux couleurs pastels attirent notre regard et réveillent nos papilles. En s’approchant, on remarque cependant des incohérences. Les images du joli service en porcelaine sont grattées, altérées, révélant les illusions du bonheur et de l’amour. Les assiettes sont cassées, recollées, agrafées parfois, maculées de harissa aussi. Les couverts, recourbés, recouverts de pustules, deviennent inutilisables. On dirait qu’ils ont la gale!
Ce délire est renforcé par la présence des pâtisseries tunisiennes en céramique, maladroitement exécutées, enfermées dans des boîtes en céramique rappelant celles en carton que l’artiste, enfant, utilisaient pour apporter les “gâteaux arabes” confectionnés par sa mère à ses maîtresses au moment des fêtes de l’Aïd.
On regarde encore cette table dysfonctionnelle, qui attend son invitée, métaphore d’une société en trompe-l’œil.
On tourne autour de la table, on tente de comprendre, on a envie de toucher, palper, goûter.
La folie s'installe…
Le malaise apparaît…
L’hypocrisie des bons sentiments et la violence implicite d’un monde qui marginalise sous couvert de politesse s’imposent.Fatima résiste! Fatima ne vient pas. Elle l’écrit à Madame Bovary.
L’artiste fait corps avec Fatima et invite le regardeur à réfléchir à l’orientalisme persistant et aux biais racistes de notre société.
A travers six lettres adressées par la protagoniste à Madame Bovary, Fatima exprime les conséquences dévastatrices de l’histoire coloniale.
Cette installation ne se contente pas d’être contemplative : elle invite le spectateur à se projeter et à choisir son rôle. Une œuvre performative et immersive. Sommes-nous hôte ou invité ? Madame Bovary ou Fatima ?
Cette mise en abyme est activée lors de performances, où l’artiste elle-même, met en voix les six lettres écrites par Fatima. Six lettres, comme un cri spontané qui deviennent des "puissances d’agir".
Fatima, engage sa voix et son corps à travers ses mots qu’elle ne peut retenir plus longtemps marquant ainsi son refus d’être définie par d’autres. "Non, je ne viens pas." n’est pas une simple protestation, mais une déclaration d’indépendance autant qu’une ode à la réparation.
Grâce au processus plastique de l’installation mêlé à la performance, M’barka nous offre une lecture multiple sur les plans “sensible, sociétal et politique". Le volume est un témoignage des histoires coloniales et des violences structurelles toujours à l’œuvre. Les éléments altérés de la table questionnent, avec pertinence, une société qui maintient des inégalités et des stéréotypes à travers des gestes apparemment anodins. Madame Bovary, figure romantique tragique, symbolise une société occidentale empreinte de contradictions et de privilèges.
Fatima, incarne une voix collective : celle des femmes arabes de France absentes de la société civile. Madame Bovary invite Fatima pour l’exhiber et paraître “progressiste” aux yeux de ses semblables, elle qui a tant souffert des “bonnes mœurs” de la société de son époque.
Fatima le sait, Fatima le sent, Fatima résiste.
Fatima nous parle et nous alerte :
"Prends garde à toi
Je te vois
Ne te cache pas
Regarde-moi
C'est à ton tour d'avoir Peur."
Fatima, en disant "Non, je ne viens pas", prend position.
Elle rejette la norme et le rôle attendu d’elle dans une société postcoloniale qui veut la maintenir dans un silence structurel et organisé.
"Quand Madamed Bovary reçoit Fatima. Non je ne viens pas." est une œuvre d’art signifiante qui nous met en danger face au racisme systémique de notre société contemporaine.
"Quand Madame Bovary reçoit Fatima. Non je ne viens pas." est une suggestion de prise de position en même temps qu’une prise de parole.
En nous plaçant face à cette table imposante et en nous plongeant dans l’intimité des lettres, M’barka Amor nous force à vivre une expérience d’où l’on ne sort pas indifférent .
Dans cette création, M’barka Amor se joue des clichés, déconstruit les illusions et nous tend un miroir où les fractures de la société française se révèlent. L’installation nous rappelle que l’art peut être un espace de résistance, mais aussi une expérience de l'altérité.
“Tant que rien n’est réparé
Tout est en suspens
Nous attendons avec détermination
Une réparation de grande ampleur
Avec nous !
Adieu Mme Bovary
Au plaisir de vous voir un jour au
supermarché du coin.
Celle que vous appelez Fatima”.
Lettre de Fatima à Mme Bovary, 6eme lettre, extrait.
Charlotte Lidon, Historienne de l'art, Paris 2024